lundi 15 décembre 2008

APPEL - 2003



Petit livre paru en 2003 sans aucune indication, ni d'auteurs, ni d'éditeur, ni
d'imprimeur circulant dans les milieux "alternatifs" européens et même en
Amérique.





Appel


Proposition I
Rien ne manque au triomphe de la civilisation.
Ni la terreur politique ni la misère affective.
Ni la stérilité universelle. Le désert ne peut plus croître: il est
partout.
Mais il peut encore s’approfondir.
Devant l’évidence de la catastrophe, il y a ceux qui s’indignent et
ceux qui prennent acte, ceux qui dénoncent et ceux qui
s’organisent.
Nous sommes du côté de ceux qui s’organisent.


Scolie
CECI EST UN APPEL. C’est-à-dire qu’il s’adresse à
ceux qui l’entendent. Nous ne prendrons pas la peine de
démontrer, d’argumenter, de convaincre. Nous irons à
l’évidence.
L’évidence n’est pas d’abord affaire de logique, de
raisonnement.
Elle est du côté du sensible, du côté des mondes. Chaque
monde a ses évidences. L’évidence est ce qui se partage ou
partage.
Après quoi toute communication redevient possible, qui
n’est plus postulée, qui est à bâtir.
Et cela, ce réseau d’évidences qui nous constituent, ON
nous a si bien appris à en douter, à le fuir, à le taire, à le
garder pour nous. ON nous l’a si bien appris que tous les
mots nous manquent quand nous voulons crier.
Quant à l’ordre sous lequel nous vivons, chacun sait à quoi
s’en tenir: l’empire crève les yeux.
Qu’un régime social à l’agonie n’ait plus d’autre
justification à son arbitraire que son absurde
détermination - sa détermination sénile - à simplement
durer;
Que la police, mondiale ou nationale, ait reçu toute
latitude de régler leur compte à ceux qui ne filent pas
droit;
Que la civilisation, blessée en son coeur, ne rencontre plus
nulle part, dans la guerre permanente où elle s’est lancée,
que ses propres limites;
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Que cette fuite en avant, déjà centenaire presque, ne
produise plus qu’une série sans cesse plus rapprochée de
désastres;
Que la masse des humains s’accommode à coups de
mensonges, de cynisme, d’abrutissement ou de cachetons
à cet ordre des choses,
Nul ne peut prétendre l’ignorer.
Et le sport qui consiste à décrire sans fin, avec une
complaisance variable, le désastre présent, n’est qu’une
autre façon de dire: « C’est ainsi »; la palme de l’infamie
revenant aux journalistes, à tous ceux qui font mine de
redécouvrir chaque matin les saloperies qu’ils avaient
constatées la veille.
Mais ce qui frappe, pour l’heure, ce ne sont pas les
arrogances de l’empire, c’est plutôt la faiblesse de la
contre-attaque. Comme une colossale paralysie. Une
paralysie de masse, qui dit tantôt qu’il n’y a rien à faire,
quand elle parle encore, tantôt qui concède, poussée à
bout, qu’ « il y a tant à faire » - ce qui n’est pas différent.
Puis, en marge de cette paralysie, le « il faut bien faire
quelque chose, n’importe quoi » des activistes.
Seattle, Prague, Gênes, la lutte contre les OGM ou le
mouvement des chômeurs, nous avons pris notre part,
nous avons pris notre parti dans les luttes des dernières
années;
et certes pas du côté d’Attac ou des Tute Bianche.
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Le folklore protestataire a cessé de nous distraire.
Dans la dernière décennie, nous avons vu le marxismeléninisme
reprendre son monologue ennuyeux dans des
bouches encore lycéennes.
Nous avons vu l’anarchisme le plus pur nier aussi ce qu’il
ne comprend pas.
Nous avons vu l’économisme le plus plat - celui des amis
du Monde diplomatique - devenir la nouvelle religion
populaire. Et le négrisme s’imposer comme unique
alternative à la déroute intellectuelle de la gauche
mondiale.
Partout, le militantisme s’est remis à édifier ses
constructions branlantes,
ses réseaux dépressifs,
jusqu’à l’épuisement.
Il n’a pas fallu trois ans aux flics, syndicats et autres
bureaucraties informelles pour avoir raison du bref
« mouvement anti-mondialisation ». Pour le quadriller.
Le diviser en « terrains de lutte », aussi rentables que
stériles.
A l’heure qu’il est, de Davos à Porto Alegre, du Medef à la
CNT, le capitalisme et l’anti-capitalisme décrivent le
même horizon absent. La même perspective tronquée de
gérer le désastre.
Ce qui s’oppose à la désolation dominante n’est en
définitive qu’une autre désolation, moins bien achalandée.
Partout c’est la même bête idée du bonheur. Les
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mêmes jeux de pouvoir tétanisés. La même désarmante
superficialité. Le même analphabétisme émotionnel. Le
même désert.
Nous disons que cette époque est un désert, et que ce
désert s’approfondit sans cesse. Cela, par exemple, n’est
pas de la poésie, c’est une évidence. Une évidence qui en
contient beaucoup d’autres. Notamment la rupture avec
tout ce qui proteste, tout ce qui dénonce et glose sur le
désastre.
Qui dénonce s’exempte.
Tout se passe comme si les gauchistes accumulaient les
raisons de se révolter de la même façon que le manager
accumule les moyens de dominer. De la même façon c’està-
dire avec la même jouissance.
Le désert est le progressif dépeuplement du monde.
L’habitude que nous avons prise de vivre comme si nous
n’étions pas au monde. Le désert est dans la
prolétarisation continue, massive, programmée des
populations comme il est dans la banlieue californienne,
là où la détresse consiste justement dans le fait que nul ne
semble plus l’éprouver.
Que le désert de l’époque ne soit pas perçu, cela vérifie
encore le désert.
Certains ont essayé de nommer le désert. De désigner ce
qu’il y a à combattre non comme l’action d’un agent
étranger mais comme un ensemble de rapports. Ils ont
parlé de spectacle, de biopouvoir, d’em-
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pire. Mais cela aussi s’est ajouté à la confusion en vigueur.
Le spectacle n’est pas une abréviation commode de
système mass-médiatique. Il réside aussi bien dans la
cruauté avec laquelle tout nous renvoie sans cesse à notre
image.
Le biopouvoir n’est pas un synonyme de Sécu, d’Etat
providence ou d’industrie pharmaceutique, mais se loge
plaisamment dans le souci que nous prenons de notre joli
corps, dans une certaine étrangeté physique à soi comme
aux autres.
L’empire n’est pas une sorte d’entité supra-terrestre, une
conspiration planétaire de gouvernements, de réseaux
financiers, de technocrates et de multinationales.
L’empire est partout où rien ne se passe. Partout où ça
fonctionne. Là où règne la situation normale.
C’est à force de voir l’ennemi comme un sujet qui nous fait
face - au lieu de l’éprouver comme un rapport qui nous
tient - que l’on s’enferme dans la lutte contre
l’enfermement. Que l’on reproduit sous prétexte
d’« alternative » le pire des rapports dominants. Que l’on
se met à vendre la lutte contre la marchandise. Que
naissent les autorités de la lutte anti-autoritaire, le
féminisme à grosses couilles et les ratonnades
antifascistes.
Nous sommes, à tout moment, partie prenante d’une
situation. En son sein, il n’y a pas des sujets et des objets,
moi et les autres, mes aspirations et la réalité,
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mais l’ensemble des relations, l’ensemble des flux qui la
traversent.
Il y a un contexte général - le capitalisme, la civilisation,
l’empire, comme on voudra -, un contexte général qui non
seulement entend contrôler chaque situation mais, pire
encore, cherche à faire qu’il n’y ait le plus souvent pas de
situation. ON a aménagé les rues et les logements, le
langage et les affects, et puis le tempo mondial qui
entraîne tout cela, à ce seul effet. Partout ON fait en sorte
que les mondes glissent les uns sur les autres ou
s’ignorent. La « situation normale » est cette absence de
situation.
S’organiser veut dire: partir de la situation, et non la
récuser. Prendre parti en son sein. Y tisser les solidarités
nécessaires, matérielles, affectives, politiques. C’est ce que
fait n’importe quelle grève dans n’importe quel bureau,
dans n’importe quelle usine. C’est ce que fait n’importe
quelle bande. N’importe quel maquis. N’importe quel
parti révolutionnaire ou contre-révolutionnaire.
S’organiser veut dire: faire consister la situation. La
rendre réelle, tangible.
La réalité n’est pas capitaliste.
La position prise au sein d’une situation détermine le
besoin de s’allier et pour cela d’établir certaines lignes de
communication, des circulations plus larges. À leur tour,
ces nouvelles liaisons reconfigurent la situation.
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La situation qui nous est faite, nous l’appellerons « guerre
civile mondiale ». Où rien n’est plus en mesure de borner
l’affrontement des forces en présence. Pas même le droit,
qui entre plutôt en jeu comme une autre forme de
l’affrontement généralisé.
Le NOUS qui s’exprime ici n’est pas un NOUS délimitable,
isolé, le NOUS d’un groupe. C’est le NOUS d’une position.
Cette position s’affirme dans l’époque comme une double
sécession: sécession avec le processus de valorisation
capitaliste d’une part, sécession, ensuite, avec tout ce
qu’une simple opposition à l’empire, fût-elle
extraparlementaire, impose de stérilité; sécession, donc,
avec la gauche. Où « sécession » indique moins le refus
pratique de communiquer qu’une disposition à des formes
de communication si intenses qu’elles arrachent à
l’ennemi, là où elles s’établissent, la plus grande partie de
ses forces.
Pour faire bref, nous dirons qu’une telle position
emprunte aux Black Panthers pour la force d’irruption, à
l’autonomie allemande pour les cantines collectives, aux
néo-luddites anglais pour les maisons dans les arbres et
l’art du sabotage, aux féministes radicales pour le choix
des mots, aux autonomes italiens pour les autoréductions
de masse et au mouvement du 2 Juin pour la joie armée.
Il n’y a plus d’amitié, pour nous, que politique.
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Proposition II
L’inflation illimitée du contrôle répond sans espoir aux
prévisibles effondrements du système.
Rien de ce qui s’exprime dans la distribution connue des
identités politiques n’est à même de mener au-delà du désastre.
Aussi bien, nous commençons par nous en dégager.
Nous ne contestons rien, nous ne revendiquons rien. Nous
nous constituons en force, en force matérielle, en force
matérielle autonome au sein de la guerre civile mondiale.
Cet appel énonce sur quelles bases.


Scolie
ICI, ON EXPÉRIMENTE des armes inédites pour
disperser les foules, des sortes de grenades à
fragmentation mais en bois. Là - en Oregon - on propose
de punir de vingt-cinq ans de prison tout manifestant qui
bloque le trafic automobile. L’armée israélienne est en
passe de devenir le consultant le plus en vue pour la
pacification urbaine; les experts du monde entier courent
s’y émerveiller des dernières trouvailles, si redoutables et
si subtiles, en fait d’élimination des subversifs. L’art de
blesser - en blesser un pour en apeurer cent - y atteint,
paraît-il des sommets. Et puis il y a le « terrorisme », bien
sûr. Soit « toute infraction commise intentionnellement
par un individu ou un groupe contre un ou plusieurs pays,
leurs institutions ou leurs populations, et visant à les
menacer et à porter gravement atteinte ou à détruire les
structures politiques, économiques ou sociales d’un
pays ». C’est la Commission européenne qui parle. Aux
Etats-Unis, il y a plus de prisonniers que de paysans.
A mesure qu’il est réagencé et progressivement repris,
l’espace public se couvre de caméras. Ce n’est pas
seulement que toute surveillance semble désormais
possible, c’est surtout qu’elle semble admissible. Toutes
sortes de listes de « suspects » circulent d’administration
en administration, dont on devine à peine les usages
probables. Les escouades de toutes les
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milices, parmi lesquelles la police fait figure de garant
archaïque, prennent partout positon en remplacement des
commères et des flâneurs, figures d’un autre âge. Un
ancien chef de la CIA, une de ces personnes qui, du côté
adverse, s’organisent plutôt qu’elles ne s’indignent, écrit
dans Le Monde : « Plus qu’une guerre contre le
terrorisme, l’enjeu est d’étendre la démocratie aux parties
du monde [arabe et musulman] qui menacent la
civilisation libérale, à la construction et à la défense de
laquelle nous avons oeuvré tout au long du XXème siècle,
lors de la première, puis de la deuxième guerre mondiale,
suivies de la guerre froide - ou troisième guerre
mondiale. »
Dans tout cela, rien qui nous choque, rien qui nous prenne
de court ou qui altère radicalement notre sentiment de la
vie. Nous sommes nés dans la catastrophe et nous avons
établi avec elle une étrange et paisible relation d’habitude.
Une intimité presque. De mémoire d’homme, l’actualité
n’a jamais été que celle de la guerre civile mondiale. Nous
avons été élevés comme des survivants, comme des
machines à survivre. ON nous a formés à l’idée que la vie
consistait à marcher, à marcher jusqu’à s’effondrer au
milieu d’autres corps qui marchent identiquement,
trébuchent puis s’effondrent à leur tour, dans
l’indifférence. A la limite, la seule nouveauté de l’époque
présente est que
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rien de tout cela ne puisse plus être caché, qu’en un sens
tout le monde le sache. De là les derniers raidissements, si
visibles, du système: ses ressorts sont à nu, il ne servirait à
rien de vouloir les escamoter.
Beaucoup s’étonnent qu’aucune fraction de la gauche ou
de l’extrême gauche, qu’aucune des forces politiques
connues ne soit capable de s’opposer à ce cours des
choses. « On est pourtant en démocratie, non? » Et ils
peuvent s’étonner longtemps: rien de ce qui s’exprime
dans le cadre de la politique classique ne pourra jamais
borner l’avancée du désert, car la politique classique fait
partie du désert. Quand nous disons cela, ce n’est pas
pour prôner quelque politique extra-parlementaire
comme antidote à la démocratie libérale. Le fameux
manifeste « Nous sommes la gauche », signé il y a
quelques années par tout ce que la France compte de
collectifs citoyens et de « mouvements sociaux », énonce
assez la logique qui, depuis trente ans, anime la politique
extra-parlementaire : nous ne voulons pas prendre le
pouvoir, renverser l’Etat, etc. ; donc, nous voulons être
reconnus par lui comme interlocuteurs.
Partout où règne la conception classique de la politique
règne la même impuissance face au désastre. Que cette
impuissance soit modulée en une large distribution
d’identités finalement conciliables n’y change rien.
L’anarchiste de la FA, le communiste
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de conseils, le trotskiste d’Attac et le député de l’UMP
partent d’une même amputation. Propagent le même
désert.
La politique, pour eux, est ce qui se joue, se dit, se fait, se
décide entre les hommes. L’assemblée, qui les rassemble
tous, qui rassemble tous les humains abstraction faite de
leurs mondes respectifs, forme la circonstance politique
idéale. L’économie, la sphère de l’économie, en découle
logiquement: comme nécessaire et impossible gestion de
tout ce que l’on a laissé à la porte de l’assemblée, de tout
ce que l’on a constitué, ce faisant, comme non-politique et
qui devient par la suite: famille, entreprise, vie privée,
loisirs, passions, culture, etc.
C’est ainsi que la définition classique de la politique
répand le désert : en abstrayant les humains de leur
monde, en les détachant du réseau de choses, d’habitudes,
de paroles, de fétiches, d’affects, de lieux, de solidarités
qui font leur monde. Leur monde sensible. Et qui leur
donne leur consistance propre.
La politique classique, c’est la mise en scène glorieuse des
corps sans monde. Mais l’assemblée théâtrale des
individualités politiques masque mal le désert qu’elle est.
Il n’y a pas de société humaine séparée du reste des êtres.
Il y a une pluralité de mondes. De mondes qui sont
d’autant plus réels qu’ils sont partagés. Et qui coexistent.
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La politique, en vérité, est plutôt le jeu entre les différents
mondes, l’alliance entre ceux qui sont compatibles et
l’affrontement entre les irréconciliables.
Aussi bien, nous disons que le fait politique central des
trente dernières années est passé inaperçu. Parce qu’il
s’est déroulé dans une couche du réel si profonde qu’elle
ne peut être dite « politique » sans amener une révolution
dans la notion même de politique. Parce qu’en fin de
compte cette couche du réel est aussi bien celle où
s’élabore le partage entre ce qui est tenu pour réel et le
reste. Ce fait central, c’est le triomphe du libéralisme
existentiel. Le fait que l’on admette désormais comme
naturel un rapport au monde fondé sur l’idée que chacun
a sa vie. Que celle-ci consiste en une série de choix, bons
ou mauvais, Que chacun se définit par un ensemble de
qualités, de propriétés, qui font de lui, par leur
pondération variable, un être unique et irremplaçable.
Que le contrat résume adéquatement l’engagement des
êtres les uns envers les autres, et le respect, toute vertu.
Que le langage n’est qu’un moyen de s’entendre. Que
chacun est un moi-je parmi les autres moi-je. Que le
monde est en réalité composé, d’un côté, de choses à gérer
et de l’autre, d’un océan de moi-je. Qui ont d’ailleurs euxmêmes
une fâcheuse tendance à se changer en choses, à
force de se laisser gérer.
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Bien entendu, le cynisme n’est qu’un des traits possibles
de l’infini tableau clinique du libéralisme existentiel: la
dépression, l’apathie, la déficience immunitaire - tout
système immunitaire est d’emblée collectif -, la mauvaise
foi, le harcèlement judiciaire, l’insatisfaction chronique,
les attachements déniés, l’isolement, les illusions
citoyennes ou la perte de toute générosité en font aussi
partie.
A la fin, le libéralisme existentiel a si bien su propager son
désert que c’est désormais dans ses termes mêmes que les
gauchistes les plus sincères énoncent leurs utopies.
« Nous reconstruirons une société égalitaire à laquelle
chacun apporte sa contribution et dont chacun retire les
satisfactions qu’il en attend. [ ... ] En ce qui concerne les
envies individuelles, il pourrait être égalitaire que chacun
consomme à mesure des efforts qu’il est prêt à fournir. Là
encore il faudra redéfinir le mode d’évaluation de l’effort
fourni par chacun », écrivent les organisateurs du Village
alternatif, anticapitaliste et anti-guerre contre le G8
d’Evian dans un texte intitulé Quand on aura aboli le
capitalisme et le salariat ! Car c’est là une clef du
triomphe de l’empire: parvenir à tenir dans l’ombre, à
entourer de silence le terrain même où il manoeuvre, le
plan sur lequel il livre la bataille décisive: celui du
façonnage du sensible, du profilage des sensibilités. De la
sorte, il paralyse préventivement toute défense dans le
moment où il
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opère, et ruine jusqu’à l’idée d’une contre-offensive. La
victoire est remportée chaque fois que le militant, au
terme d’une dure journée de « travail politique », s’affale
devant un film d’action.
Lorsqu’ils nous voient nous retirer des pénibles rituels de
la politique classique - l’assemblée générale, la réunion, la
négociation, la contestation, la revendication -, lorsqu’ils
nous entendent parler de monde sensible plutôt que de
travail, de papiers, de retraite ou de liberté de circulation,
les militants nous regardent d’un oeil apitoyé. « Les
pauvres, semblent-ils dire, ils sont en train de se résigner
au minoritarisme, ils s’enferment dans leur ghetto, ils
renoncent à l’élargissement. Ils ne seront jamais un
mouvement. » Mais nous croyons exactement le contraire:
ce sont eux qui se résignent au minoritarisme en parlant
leur langage de fausse objectivité, dont le poids n’est que
celui de la répétition et de la rhétorique. Personne n’est
dupe du mépris voilé avec lequel ils parlent des soucis
« des gens », et qui leur permet d’aller du chômeur au
sans-papiers, du gréviste à la prostituée sans jamais se
mettre en jeu - car ce mépris est une évidence sensible.
Leur volonté de « s’élargir » n’est qu’une façon de fuir
ceux qui sont déjà là, et avec qui, par-dessus tout, ils
redouteraient de vivre. Et finalement, ce sont eux, qui
répugnent à admettre la signification politique de la
sensibilité, qui doivent attendre de la sensiblerie leurs
pitoyables effets d’entraînement.
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A tout prendre, nous préférons partir de noyaux denses et
réduits que d’un réseau vaste et lâche. Nous avons
suffisamment connu cette lâcheté.
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Proposition III
Ceux qui voudraient répondre à l’urgence de la situation par
l’urgence de leur réaction ne font qu’ajouter à l’étouffement.
Leur façon d’intervenir implique le reste de leur politique, de leur
agitation.
Quant à nous, l’urgence de la situation nous libère juste de toute
considération de légalité ou de légitimité, devenues de toute
façon inhabitables.
Qu’il nous faille une génération pour construire dans toute son
épaisseur un mouvement révolutionnaire victorieux ne nous fait
pas reculer. Nous l’envisageons avec sérénité.
Comme nous envisageons sereinement le caractère criminel de
notre existence, et de nos gestes.


Scolie
NOUS AVONS CONNU, nous connaissons encore, la
tentation de l’activisme.
Les contre-sommets, les campagnes contre les expulsions,
contre les lois sécuritaires, contre la construction de
nouvelles prisons, les occupations, les camps No Border ;
la succession de tout cela. La dispersion progressive des
collectifs répondant à la dispersion même de l’activité.
Courir après les mouvements.
N’éprouver au coup par coup sa puissance qu’au prix de
retourner chaque fois à une impuissance de fond. Payer
chaque campagne au prix fort. La laisser consommer toute
l’énergie dont nous disposons. Puis aborder la suivante,
chaque fois plus essoufflés, plus épuisés, plus désolés.
Et peu à peu, à force de revendiquer, à force de dénoncer,
devenir incapables de simplement percevoir ce qui est
pourtant supposé être à l’origine de notre engagement, la
nature de l’urgence qui nous traverse.
L’activisme est le premier réflexe. La réponse conforme à
l’urgence de la situation présente. La mobillisation
perpétuelle au nom de l’urgence, avant de sembler un
moyen de les combattre, est ce à quoi nous ont habitués
nos gouvernements, nos patrons.
Des formes de la vie disparaissent chaque jour, espèces
végétales ou animales, expériences humai-
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nes, et combien de relations possibles entre formes
vivantes et formes de vie. Mais notre sentiment de
l’urgence n’est pas tant lié à la vitesse de ces disparitions
qu’à leur irréversibilité, et plus encore à notre inaptitude à
repeupler le désert.
L’activiste se mobilise contre la catastrophe. Mais ne fait
que la prolonger. Sa hâte vient consommer le peu de
monde qui reste. La réponse activiste à l’urgence demeure
elle-même à l’intérieur du régime de l’urgence, sans
espoir d’en sortir ou de l’interrompre.
L’activiste veut être partout. Il se rend en tout lieu où le
conduit le rythme des détraquements de la machine.
Partout, il apporte son inventivité pragmatique, l’énergie
festive de son opposition à la catastrophe.
Incontestablement, l’activiste se bouge. Mais jamais il ne
se donne les moyens de penser comment faire. Comment
faire pour entraver concrètement l’avancée du désert,
pour établir sans attendre des mondes habitables.
Nous désertons l’activisme. Sans oublier ce qui fait sa
force: une certaine présence à la situation. Une aisance de
mouvement en son sein. Une façon d’appréhender la lutte,
non par l’angle moral ou idéologique, mais par l’angle
technique, tactique.
Le vieux militantisme donne l’exemple inverse. Il y a
quelque chose de remarquable dans l’imperméabilité
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des militants aux situations. Nous nous souvenons de
cette scène, à Gênes: une cinquantaine de militants de la
LCR brandissent leurs drapeaux rouges labellisés « 100%
à gauche ». Ils sont immobiles, intemporels. Ils vocifèrent
leurs slogans calibrés, entourés d’un service d’ordre.
Pendant ce temps, à quelques mètres de là, certains
d’entre nous affrontent les lignes de carabiniers,
renvoyant les lacrymos, défonçant le dallage des trottoirs
pour en faire des projectiles, préparant des cocktails
Molotov à partir de bouteilles trouvées dans les poubelles
et d’essence tirée des Vespa retournées. A ce propos, les
militants parlent d’aventurisme, d’inconscience. Ils
prétextent que les conditions ne sont pas réunies. Nous
disons que rien ne manquait, que tout était là, sauf eux.
Ce que nous désertons, dans le militantisme, c’est cette
absence à la situation. Comme nous désertons
l’inconsistance à laquelle l’activisme nous condamne.
Les activistes eux-mêmes éprouvent cette inconsistance.
Et c’est pourquoi, périodiquement, ils se tournent vers
leurs aînés, les militants. Ils leur empruntent des
manières, des terrains, des slogans. Ce qui les attire, dans
le militantisme, c’est la constance, la structure, la fidélité
qui leur manquent. Aussi les activistes en viennent-ils de
nouveau à contester, à revendiquer - les « papiers pour
tous », la « libre circulation des personnes », le « revenu
garanti » ou les « transports gratuits ».
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Le problème, avec les revendications, c’est que, formulant
des besoins dans des termes qui les rendent audibles par
les pouvoirs, elles ne disent d’abord rien de ces besoins, de
ce qu’ils appellent de transformations réelles du monde.
Ainsi, revendiquer la gratuité des transports ne dit rien de
notre besoin de voyager et non de se déplacer, de notre
besoin de lenteur.
Mais aussi, les revendications ne font le plus souvent que
masquer les conflits réels dont elles énoncent les enjeux.
Réclamer les transports gratuits ne fait qu’ajourner dans
un certain milieu la diffusion des techniques de fraude.
En appeler à la libre circulation des personnes ne fait
qu’éluder la question d’échapper, pratiquement, au
resserrement du contrôle.
Se battre pour le revenu garanti, c’est, au mieux, se
condamner à l’illusion qu’une amélioration du capitalisme
est nécessaire pour pouvoir en sortir. Quoi qu’il en soit,
l’impasse est toujours la même: les ressources subjectives
mobilisées sont peut-être révolutionnaires, elles
demeurent insérées dans ce qui se présente comme un
programme de réforme radicale. Sous prétexte de
dépasser l’alternative entre réforme et révolution, c’est
dans une ambiguïté opportune que l’on s’installe.
La catastrophe présente est celle d’un monde rendu
activement inhabitable. D’une espèce de ravage
méthodique de tout ce qui demeurait de vivable dans
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la relation des humains entre eux et à leurs mondes. Le
capitalisme n’aurait pas pu triompher à l’échelle
planétaire sans des techniques de pouvoir, des techniques
proprement politiques - des techniques, il y en a de toutes
sortes, avec ou sans outils, corporelles ou discursives,
érotiques ou culinaires, jusqu’aux disciplines et aux
dispositifs de contrôle; et cela n’aide en rien de dénoncer
« le règne de la technique ». Les techniques politiques du
capitalisme consistent d’abord à briser les attaches où un
groupe trouve les moyens de produire d’un même
mouvement les conditions de sa subsistance et celles de
son existence. A séparer les communautés humaines des
choses innombrables, pierres et métaux, plantes, arbres
aux mille usages, dieux, djinns, animaux sauvages ou
apprivoisés, médecines et substances psycho-actives,
amulettes, machines, et tous les autres êtres en relation
avec lesquels les groupes humains constituent des
mondes.
Ruiner toute communauté, séparer les groupes de leurs
moyens d’existence et des savoirs qui y sont liés: c’est la
raison politique qui commande l’incursion de la médiation
marchande dans tous les rapports. Comme il a fallu
liquider les sorcières, c’est-à-dire à la fois les savoirs
médicinaux et les passages entre les règnes qu’elles
faisaient exister, il faut aujourd’hui que les paysans
renoncent à semer leurs propres semences, afin d’assurer
la mainmise des multina-
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tionales de l’agroalimentaire et autres organismes de
gestion des politiques agricoles.
Ces techniques politiques du capitalisme, les métropoles
contemporaines en forment les points de concentration
maximale. Les métropoles sont ce milieu où il n’y a
presque rien que l’on puisse, à la fin, se réapproprier. Un
milieu dans lequel tout est fait pour que l’humain se
rapporte seulement à lui-même, se produise séparément
des autres formes d’existence, les côtoie ou les utilise sans
jamais les rencontrer.
Sur fond de cette séparation, et pour la rendre durable, on
s’est appliqué à rendre criminelle la plus petite tentative
de passer outre les rapports marchands.
Le champ de la légalité se confond depuis longtemps avec
celui des contraintes multiples à se rendre la vie
impossible, par le salariat ou l’auto-entreprise, le
bénévolat ou le militantisme.
En même temps que ce champ devient toujours plus
inhabitable, on a fait de tout ce qui peut contribuer à
rendre la vie possible un crime.
Là où les activistes clament « No one is illegal », il faut
reconnaître exactement l’inverse: une existence
entièrement légale serait aujourd’hui une existence
entièrement soumise.
Il y a les fraudes au fisc et les emplois fictifs, les délits
d’initié et les fausses faillites; il y a les fraudes au RMI et
les fausses fiches de paye, les arnaques aux APL et
29
les détournements de subventions, les restaus aux frais de
la princesse et les amendes qu’on fait sauter. Il y a les
voyages dans la soute d’un avion pour franchir une
frontière, et les voyages sans ticket pour faire un trajet en
ville ou à l’intérieur d’un pays. La fraude dans le métro, le
vol à l’étalage, sont les pratiques quotidiennes de milliers
de gens dans les métropoles. Et ce sont des pratiques
illégales d’échange de graines qui ont permis de
sauvegarder bien des espèces de plantes. Il y a des
illégalismes plus fonctionnels que d’autres au systèmemonde
capitaliste. Il y en a qui sont tolérés, d’autres qui
sont encouragés, d’autres enfin qui sont punis. Un potager
improvisé sur un terrain vague aura toutes les chances de
se voir rasé au bulldozer avant la première récolte.
Si l’on prend en compte la somme des lois d’exception et
des règlements coutumiers qui régissent chacun des
espaces que traverse n’importe qui en un jour, il n’est pas
une existence, désormais, qui puisse être assurée
d’impunité. Les lois, les codes, les décisions de
jurisprudence existent qui rendent toute existence
punissable; il suffirait pour cela qu’ils soient appliqués à la
lettre.
Nous ne sommes pas prêts à parier que là où croît le
désert croît aussi ce qui sauve. Rien ne peut arriver qui ne
commence par une sécession avec tout ce qui fait croître
ce désert.
30
Nous savons que construire une puissance de quelque
ampleur prendra du temps. Il y a beaucoup de choses que
nous ne savons plus faire. A vrai dire, comme tous les
bénéficiaires de la modernisation et de l’éducation
dispensée dans nos contrées développées, nous ne savons
presque rien faire. Même cueillir des plantes pour en faire
non pas un usage décoratif mais culinaire, ou médical,
passe désormais au mieux pour archaïque au pire pour
sympathique.
Nous faisons un constat simple: n’importe qui dispose
d’une certaine quantité de richesses et de savoirs que le
simple fait d’habiter ces contrées du vieux monde rend
accessibles, et peut les communiser.
La question n’est pas de vivre avec ou sans argent, de voler
ou d’acheter, de travailler ou non, mais d’utiliser l’argent
que nous avons à accroître notre autonomie par rapport à
la sphère marchande.
Et si nous préférons voler que travailler, et auto-produire
que voler, ce n’est pas par souci de pureté. C’est parce que
les flux de pouvoir qui doublent les flux de marchandises,
la soumission subjective qui conditionne l’accès à la
survie, sont devenus exorbitants.
Il y aurait bien des manières inappropriées de dire ce que
nous envisageons: nous ne voulons ni partir à la
campagne ni nous réapproprier des savoirs anciens et les
accumuler. Notre affaire n’est pas seulement celle d’une
réappropriation de moyens. Ni non plus celle d’une
réappropriation de savoirs. Si l’on mettait
31
ensemble tous les savoirs et les techniques, toute
l’inventivité déployée dans le champ de l’activisme, on
n’obtiendrait pas un mouvement révolutionnaire. C’est
une question de temporalité. Une question de construire
les conditions où une offensive peut s’alimenter sans
s’éteindre, d’établir les solidarités matérielles qui nous
permettent de tenir.
Nous croyons qu’il n’y a pas de révolution sans
constitution d’une puissance matérielle commune. Nous
n’ignorons pas l’anachronisme de cette croyance.
Nous savons qu’il est trop tôt, et aussi bien, qu’il est trop
tard, c’est pourquoi nous avons le temps.
Nous avons cessé d’attendre.
32


Proposition IV
Nous situons le Point de renversement, la sortie du désert, la fin
du Capital dans l’intensité du lien que chacun parvient à établir
entre ce qu’il vit et ce qu’il pense.
Contre les tenants du libéralisme existentiel, nous refusons de
voir là une affaire privée, un problème individuel, une question
de caractère.
Au contraire, nous partons de la certitude que ce lien dépend de
la construction de mondes partagés, de la mise en commun de
moyens effectifs.


Scolie
CHACUN EST QUOTIDIENNEMENT sommé
d’admettre combien la question de la « relation entre la
vie et la pensée » est naïve, dépassée, et témoigne au fond
d’une pure et simple absence de culture. Nous y voyons un
symptôme. Car cette évidence n’est qu’un effet de la
redéfinition libérale, si fondamentalement moderne, de la
distinction entre le public et le privé. Le libéralisme a posé
en principe que tout devait être toléré, que tout pouvait
être pensé, dès lors que reconnu comme étant sans
conséquence directe au niveau de la structure de la
société, de ses institutions et du pouvoir d’État. N’importe
quelle idée peut être admise, son expression doit même
être favorisée, dès lors que les règles du jeu social et
étatique sont acceptées. Autrement dit, la liberté de
pensée de l’individu privé doit être totale, sa liberté de
s’exprimer doit en principe l’être tout autant, mais il ne
doit pas vouloir les conséquences de sa pensée pour ce qui
concerne la vie collective.
Le libéralisme a peut-être inventé l’individu, mais il l’a
inventé d’emblée mutilé. L’individu libéral, qui ne
s’exprime jamais mieux, de nos jours, que dans les
mouvements pacifistes et citoyens, est cet être qui est
censé tenir à sa liberté dans l’exacte mesure où cette
liberté n’engage à rien, et ne cherche surtout pas à
s’imposer aux autres. Le précepte stupide « ma liber-
36
té s’arrête où commence celle des autres » est aujourd’hui
reçu comme une vérité indépassable. Même John Stuart
Mill, pourtant l’un des relais essentiels de la conquête
libérale, a noté qu’une conséquence fâcheuse s’ensuivait :
il est permis de tout désirer, à la seule condition que ce ne
soit pas désiré trop intensément, que ça ne déborde pas
les limites du privé, ou en tout cas celles de la « libre
expression » publique.
Ce que nous appelons libéralisme existentiel, c’est
l’adhésion à une série d’évidences au coeur desquelles
apparaît une essentielle disponibilité du sujet à la
trahison. Nous avons été habitués à fonctionner dans
cette sorte de sous-régime qui nous rend quittes par
avance de l’idée même de trahison. Ce sous-régime
émotionnel est le gage que nous avons accepté comme
garantie de notre devenir-adulte. Avec, pour les plus zélés,
le mirage d’une autarcie affective comme idéal
indépassable. Il n’y a pourtant que trop à trahir pour ceux
qui se décident à garder un lien avec les promesses,
portées sans doute depuis l’enfance, qui continuent de les
accompagner.
Parmi les évidences libérales, il y a celle de se comporter,
même à l’égard de ses propres expériences, comme un
propriétaire. C’est pourquoi ne pas se conduire en
individu libéral, c’est d’abord ne pas tenir à ses propriétés.
Ou alors il faut donner un autre sens à
37
« propriétés »: non plus ce qui m’appartient en propre,
mais ce qui m’attache au monde, et qui à ce titre ne m’est
pas réservé, n’a rien à voir ni avec une propriété privée ni
avec ce qui est supposé définir une identité (le " Je suis
comme ça" et sa confirmation : « Ça c’est bien toi ! »). Si
nous rejetons l’idée de propriété individuelle, nous
n’avons rien contre les attachements. L’exigence de
l’appropriation ou de la réappropriation se réduit pour
nous à la question de savoir ce qui nous est approprié,
c’est-à-dire adéquat, en termes d’usage, en termes de
besoin, en termes de relation à un lieu, à un moment de
monde.
Le libéralisme existentiel est l’éthique spontanée adéquate
à la social-démocratie envisagée comme idéal politique.
Vous ne serez jamais meilleur citoyen que lorsque vous
serez capable de renier une relation ou un combat pour
garder votre place. Ça n’ira pas toujours sans douleur,
mais c’est précisément là que le libéralisme existentiel est
efficace: il prévoit même les remèdes aux malaises qu’il
génère. Le chèque à Amnesty, le paquet de café équitable,
la manif contre la dernière guerre, boire Daniel Mermet
sont autant de non-actes déguisés en gestes qui sauvent.
Faites exactement comme d’habitude, c’est-à-dire
promenez-vous dans les espaces livrés et faites-y vos
courses, les mêmes que toujours, mais en plus, en
supplément, donnez-vous bonne conscience ; achetez no
logo, boy-
38
cottez Total Fina Elf, cela doit suffire à vous persuader que
l’action politique, au fond, ne demande pas grand-chose,
et que vous aussi, vous êtes capables de vous « engager ».
Rien de neuf dans ce commerce d’indulgences, mais la
difficulté se fait sentir de trancher dans la confusion
ambiante. La culture invocatoire de l’autre-mondepossible,
la pensée Max Havelaar laissent peu d’espace
pour parler d’éthique autrement que sur l’étiquette. La
multiplication des associations environnementalistes,
humanitaires, « de solidarité » vient opportunément
canaliser le mal-être généralisé et contribue ainsi à la
perpétuation de l’état des choses, par la valorisation
personnelle, la reconnaissance et son lot de subventions
« honnêtement » perçues, par le culte, en somme, de
l’utilité sociale.
Surtout plus d’ennemis. Tout au plus des problèmes, des
abus voire des catastrophes, autant de dangers desquels
seuls les dispositifs du pouvoir peuvent nous protéger.
Si l’obsession des fondateurs du libéralisme était
l’élimination des sectes, c’est parce qu’en elles se
joignaient tous les éléments subjectifs dont la mise au ban
formait la condition d’existence de l’Etat moderne. Pour
un sectaire, avant tout, la vie est exactement ce qui peut se
rendre adéquat à ce qu’une pensée reconnue comme vraie
est à même d’exiger - à savoir, une certaine disposition à
l’égard des choses et des évé-
39
nements du monde, une façon de ne pas perdre de vue ce
qui importe. Il y a une concomitance entre l’apparition de
« la société » (et de son corrélat: « l’économie ») et la
redéfinition libérale du public et du privé. La collectivité
sectaire est par elle-même une menace pour ce que
désigne le pléonasme « société libérale ». Et ce dans la
mesure où elle est une forme d’organisation de la
sécession. Là résidait le cauchemar des fondateurs de
l’Etat moderne: un pan de collectivité se détache du tout,
ruinant ainsi l’idée d’une unité sociale. Deux choses que la
« société » ne peut supporter: qu’une pensée puisse être
incorporée, c’est-à-dire qu’elle puisse prendre effet sur
une existence en termes de conduite de vie ou de manière
de vivre; que cette incorporation puisse être non
seulement transmise, mais partagée, communisée. Il n’en
faut pas plus pour que l’ON ait pris l’habitude de
disqualifier comme « secte » toute expérience collective
hors contrôle.
Partout s’est insérée l’évidence du monde marchand. Cette
évidence est l’instrument le plus opérant pour
déconnecter les buts et les moyens, pour sécréter ainsi la
« vie quotidienne » comme un espace d’existence qu’il
nous incombe seulement de gérer. La vie quotidienne est
ce à quoi nous sommes censés vouloir retourner, comme à
l’acceptation d’une nécessaire et universelle
neutralisation. Elle est la part toujours grandissante de
renoncement à la possibilité d’une joie
40
non différée. Comme dit un ami : elle est la moyenne de
tous nos crimes possibles.
Rares sont les collectivités qui peuvent échapper au
gouffre qui les attend, à savoir l’écrasement sur l’extrême
platitude du réel, la communauté comme comble de
l’intensité moyenne, retour des lents délitements
maladroitement remplis par quelques banals
marivaudages.
La neutralisation est une caractéristique essentielle de la
société libérale. Les foyers de neutralisation, où il est
requis qu’aucune émotion ne déborde, où chacun est tenu
de se contenir, tout le monde les connaît et surtout, tout le
monde les vit comme tels : entreprises (mais qu’est-ce qui,
aujourd’hui, n’est pas « entreprise »?), boîtes de nuit,
lieux d’activités sportives, centres culturels, etc. La
véritable question est de savoir pourquoi, étant entendu
que chacun sait à quoi s’en tenir quant à ces lieux,
pourquoi, donc, peuvent-ils être malgré tout si courus?
Pourquoi vouloir de préférence, toujours et avant tout le
« que rien ne se passe », que rien n’arrive en tout cas qui
serait susceptible de provoquer des ébranlements trop
profonds? par habitude? par désespoir? par cynisme? Ou
encore: parce que l’on peut ainsi éprouver le délice d’être
quelque part tout en n’y étant pas, d’être là tout en étant
essentiellement ailleurs; parce qu’ainsi ce que nous
sommes au fond serait préservé au point de n’avoir plus à
exister.
41
Ce sont ces questions « éthiques » qui doivent avant tout
être posées, et surtout, ce sont elles que nous retrouvons
au coeur même de la politique: comment répondre à la
neutralisation affective, à celle des effets potentiels de
pensées décisives? Et aussi: comment les sociétés
modernes jouent-elles de ces neutralisations ou plutôt les
font jouer comme un rouage essentiel à leur
fonctionnement? Comment nos dispositions à
l’atténuation relaient-elles en nous et jusque dans nos
expériences collectives l’effectivité matérielle de l’empire?
L’acceptation de ces neutralisations peut bien sûr aller de
pair avec de grandes intensités de création. Vous pouvez
expérimenter jusqu’à la folie, à condition d’être une
singularité créatrice, et de produire en public la preuve de
cette singularité (les « oeuvres »). Vous pouvez encore
savoir ce que signifie l’ébranlement, mais à condition de
l’éprouver seul, et à la limite de le transmettre
indirectement. Vous serez alors reconnu comme artiste ou
comme penseur, et, pour peu que vous soyez « engagé »,
vous pourrez jeter à la mer toutes les bouteilles que vous
voudrez, avec la bonne conscience de qui voit plus loin et
aura prévenu les autres.
Nous avons, comme beaucoup, fait l’expérience de ce que
les affects bloqués dans une « intériorité » tournent mal :
ils peuvent même tourner en symptômes. Les rigidités que
nous observons en nous viennent des cloisons que chacun
s’est cru obligé d’édifier pour marquer
42
les limites de sa personne, et pour contenir en elle ce qui
ne doit pas déborder. Lorsque, pour une raison ou pour
une autre, ces cloisons viennent à se fissurer et à se briser,
alors, quelque chose arrive, qui peut être effroyable, qui a
peut-être même essentiellement à voir avec la frayeur,
mais une frayeur capable de nous délivrer de la peur.
Toute mise en question des limites individuelles, des
frontières tracées par la civilisation peut s’avérer
salvatrice. Une certaine mise en péril des corps
accompagne l’existence de toute communauté matérielle:
lorsque les affects et les pensées ne sont plus assignables à
l’un ou à l’autre, lorsqu’une circulation s’est comme
rétablie, dans laquelle transitent, indifférents aux
individus, affects, idées, impressions et émotions. Il faut
seulement bien comprendre que la communauté comme
telle n’est pas la solution : c’est sa disparition, partout et
tout le temps, qui est le problème.
Nous ne percevons pas les humains isolés les uns des
autres ni des autres êtres de ce monde; nous les voyons
liés par de multiples attachements, qu’ils ont appris à
dénier. Cette dénégation permet de bloquer la circulation
affective par laquelle ces multiples attachements sont
éprouvés. Ce blocage, à son tour, est nécessaire pour que
l’habitude soit prise du régime d’intensité le plus neutre,
le plus terne, le plus moyen, celui qui peut faire désirer les
vacances, le retour des repas ou les soirées-détente
comme un bienfait –
43
c’est-à-dire comme quelque chose de tout aussi neutre,
moyen et terne, mais librement décidé. De ce régime
d’intensité, il est vrai très occidenté, l’ordre impérial se
nourrit.
On nous dira: en faisant l’apologie des intensités
émotionnelles expérimentées en commun, vous allez à
l’encontre de ce que les êtres vivants réclament pour vivre,
à savoir la douceur et le calme - d’ailleurs aujourd’hui
vendus au prix fort, comme toute denrée raréfiée. Si l’on
veut dire par là que notre point de vue est incompatible
avec les loisirs autorisés, même les fanatiques des sports
d’hiver pourraient reconnaître que ce ne serait pas une
grande perte, de voir brûler toutes les stations de ski et de
redonner l’espace aux marmottes. En revanche, nous
n’avons rien contre la douceur que tout vivant en tant que
vivant porte avec lui. « Il se pourrait que vivre soit une
chose douce », n’importe quel brin d’herbe le sait mieux
que tous les citoyens du monde.
44


Proposition V
A toute préoccupation morale, à tout souci de pureté, nous
substituons l’élaboration collective d’une stratégie.
N’est mauvais que ce qui nuit à l’accroissement de notre
puissance.
Il appartient à cette résolution de ne plus distinguer entre
économie et politique.
La perspective de former des gangs n’est pas pour nous effrayer;
celle de passer pour une mafia nous amuse plutôt.


Scolie
ON NOUS A VENDU ce mensonge: ce que nous
aurions de plus propre serait ce qui nous distingue du
commun. Nous faisons l’expérience inverse: toute
singularité s’éprouve dans la manière et dans l’intensité
avec laquelle un être fait exister quelque chose de
commun. Au fond, c’est de là que nous partons, là
que nous nous retrouvons.
Le plus singulier en nous appelle un partage.
Or nous constatons ceci: non seulement ce que nous avons
à partager n’est à l’évidence pas compatible avec l’ordre
dominant, mais celui-ci s’acharne à pourchasser toute
forme de partage dont il n’édicte pas les règles. Dans les
métropoles, par exemple, la caserne, l’hôpital, la prison,
l’asile et la maison de retraite sont les seules formes
admises d’habitation collective. L’état normal est
l’isolement de chacun dans son cube privé C’est là qu’il
retourne invariablement, quelque bouleversantes que
soient les rencontres qu’il fait par ailleurs, les répulsions
qu’il éprouve.
Nous avons connu ces conditions d’existence, et jamais
nous n’y reviendrons. Elles nous affaiblissent trop. Nous
rendent trop vulnérables. Nous font dépérir.
L’isolement, dans les « sociétés traditionnelles », est la
peine la plus dure à laquelle on puisse condamner un
membre de la communauté. C’est maintenant la condition
commune. Le reste du désastre suit logiquement.
48
C’est en vertu de l’idée bornée que chacun se fait de son
chez-soi qu’il paraît naturel de laisser la rue à la police.
ON n’aurait pas pu rendre le monde si résolument
inhabitable ni prétendre contrôler toute socialité - des
marchés aux bars, des entreprises aux backrooms - si l’ON
n’avait préalablement accordé à chacun le refuge de
l’espace privé.
Dans notre fugue hors de conditions d’existence qui nous
mutilent, nous avons trouvé les squats ou plutôt la scène
squat internationale. Dans cette constellation de lieux
occupés où s’expérimentent, quoi qu’on en dise, des
formes d’agrégation collective hors contrôle, nous avons
connu, dans un premier temps, un accroissement de
puissance. Nous nous sommes organisés pour la survie
élémentaire - récup’, vol, travaux collectifs, repas en
commun, partage de techniques, de matériel,
d’inclinations amoureuses - et nous avons trouvé des
formes d’expression politique concerts, manifs, action
directe, sabotage, tracts.
Puis, peu à peu, nous avons vu ce qui nous entourait se
transformer en milieu et de milieu en scène. Nous avons
vu l’édiction d’une morale se substituer à l’élaboration
d’une stratégie. Nous avons vu des normes se solidifier,
des réputations se construire, des trouvailles se mettre à
fonctionner, et tout devenir si prévisible. L’aventure
collective s’est muée en morne cohabitation.
49
Une tolérance hostile s’est emparée de tous les rapports.
On s’est arrangé. Et nécessairement, à la fin, ce qui se
figurait être un contre-monde s’est réduit à n’être plus
qu’un reflet du monde dominant: les mêmes jeux de
valorisation personnelle sur le terrain du vol, de la baston,
de la correction politique ou de la radicalité -, le même
libéralisme sordide dans la vie affective, les mêmes soucis
de territoire, de mainmise, la même scission entre vie
quotidienne et activité politique, les mêmes paranoïas
identitaires. Avec, pour les plus chanceux, le luxe de fuir
périodiquement sa misère locale en la portant ailleurs, là
où elle est encore exotique.
Nous n’imputons pas ces faiblesses à la forme squat. Nous
ne la renions ni ne la désertons. Nous disons que squatter
n’aura à nouveau un sens pour nous qu’à condition de
s’entendre sur les bases du partage dans lequel nous
sommes engagés. Dans les squats comme ailleurs, la
confection collective d’une stratégie est la seule alternative
au repli sur une identité, à l’intégration ou au ghetto.
En matière de stratégie, nous retenons toutes les leçons de
la « tradition des vaincus ».
Nous nous souvenons des débuts du mouvement ouvrier.
Ils nous sont proches.
Parce que ce qui fut mis en oeuvre dans sa phase initiale
se rapporte directement à ce que nous vivons, à
50
ce que nous voulons aujourd’hui mettre en oeuvre.
La constitution en force de ce qui allait être appelé
« mouvement ouvrier » a d’abord reposé sur le partage de
pratiques criminelles. Les caisses noires de solidarité en
cas de grève, les sabotages, les sociétés secrètes, la
violence de classe, les premières formes de mutualisation
visant à sortir de la débrouille individuelle se sont
développées en toute conscience de leur caractère illégal,
de leur antagonisme.
C’est aux Etats-Unis que l’indistinction entre formes
d’organisation ouvrières et criminalité organisée fut la
plus tangible. La puissance des prolétaires américains au
début de l’ère industrielle tenait au développement, au
sein de la communauté des travailleurs, d’une force de
destruction et de représailles contre le Capital autant qu’à
l’existence de solidarités clandestines. La réversibilité
constante du travailleur en malfaiteur appelait en réponse
un contrôle systématique, la « moralisation » de toute
forme d’organisation autonome. ON marginalisa comme
gang tout ce qui excédait l’idéal de l’honnête travailleur.
Jusqu’à obtenir la mafia d’un côté et, de l’autre, les
syndicats, tous deux produits d’une amputation
réciproque.
En Europe, l’intégration des formes d’organisation
ouvrières à l’appareil de gestion étatique - fondement de
la social-démocratie - fut payée du renoncement à
assumer la moindre capacité de nuisance. Ici aussi,
51
l’émergence du mouvement ouvrier relevait de solidarités
matérielles, d’un urgent besoin de communisme. Les
« maisons du peuple » furent les derniers refuges de cette
indistinction entre nécessités de communisation
immédiate et nécessités stratégiques liées à la mise en
oeuvre du processus révolutionnaire. Le « mouvement
ouvrier » s’est ensuite développé comme progressive
séparation entre le courant coopératif, niche économique
coupée de sa raison d’être stratégique, et, par ailleurs, des
formes politiques et syndicales projetées sur le terrain du
parlementarisme, de la cogestion. C’est de l’abandon de
toute visée sécessionniste qu’est née cette absurdité - la
gauche. Le comble en est atteint quand des syndicalistes
dénoncent le recours à la violence, clamant à qui veut
l’entendre qu’ils collaboreront avec les flics pour maîtriser
les casseurs.
Le raidissement policier des Etats dans les dernières
années prouve seulement ceci: que les sociétés
occidentales ont perdu toute force d’agrégation. Elles ne
font plus que gérer leur inéluctable décomposition. C’està-
dire, essentiellement, empêcher toute réagrégation,
pulvériser tout ce qui émerge.
Tout ce qui déserte.
Tout ce qui sort du rang.
Mais rien n’y fait. L’état de ruine intérieure de ces sociétés
laisse apparaître un nombre croissant de lézardes. Le
ravalement continu des apparences n’y peut rien:
52
là, des mondes se forment. Squats, communes,
groupuscules, cités, tous essaient de s’extraire de la
désolation capitaliste. Le plus souvent, ces tentatives
avortent ou meurent d’autarcie, faute d’avoir établi les
contacts, les solidarités appropriées. Faute aussi de se
percevoir comme partie prenante dans la guerre civile
mondiale.
Mais toutes ces réagrégations ne sont encore rien au
regard du désir de masse, du désir sans cesse ajourné de
tout lâcher. De partir.
En dix ans, entre deux recensements, cent mille personnes
ont disparu en Grande-Bretagne. Ils ont pris un camion,
un ticket, des acides ou le maquis. Ils se sont désaffiliés.
Ils sont partis.
Nous aurions aimé, dans notre désaffiliation, avoir un
endroit à rallier, un parti à prendre, une direction à
emprunter.
Beaucoup, qui partent, se perdent.
Et n’arrivent jamais.
Notre stratégie est donc la suivante: établir dès
maintenant un ensemble de foyers de désertion, de pôles
de sécession, de points de ralliement. Pour les fugueurs.
Pour ceux qui partent. Un ensemble de lieux où se
soustraire à l’empire d’une civilisation qui va au gouffre.
Il s’agit de se donner les moyens, de trouver l’échelle où
peuvent se résoudre l’ensemble des questions qui,
53
posées à chacun séparément, acculent à la dépression.
Comment se défaire des dépendances qui nous
affaiblissent? Comment s’organiser pour ne plus
travailler? Comment s’établir hors de la toxicité des
métropoles sans pour autant « partir à la campagne »?
Comment arrêter les centrales nucléaires? Comment faire
pour n’être pas forcé d’avoir recours au broyage
psychiatrique lorsqu’un ami en vient à la folie, aux
remèdes grossiers de la médecine mécaniste lorsqu’il
tombe malade? Comment vivre ensemble sans s’écraser
mutuellement? Comment accueillir la mort d’un
camarade? Comment ruiner l’empire?
Nous connaissons notre faiblesse: nous sommes nés et
nous avons grandi dans des sociétés pacifiées, comme
dissoutes. Nous n’avons pas eu l’occasion d’acquérir cette
consistance que donnent les moments d’intense
confrontation collective. Ni les savoirs qui leur sont liés.
Nous avons une éducation politique à mûrir ensemble.
Une éducation théorique et pratique.
Pour cela, nous avons besoin de lieux. De lieux où
s’organiser, où partager et développer les techniques
requises. Où s’exercer au maniement de tout ce qui pourra
se révéler nécessaire. Où coopérer. Si elle n’avait renoncé
à toute perspective politique, l’expérimentation du
Bauhaus, avec tout ce qu’elle contenait de matérialité et
de rigueur, évoquerait l’idée que nous nous faisons
d’espaces-temps aménagés pour la
54
transmission de savoirs et d’expériences. Les Black
Panthers aussi se dotèrent de tels lieux, à quoi ils
ajoutèrent leur capacité politico-militaire, les dix mille
déjeuners gratuits qu’ils distribuaient chaque jour, leur
presse autonome. Bientôt, ils formèrent une menace si
tangible pour le pouvoir que l’ON dut envoyer les services
spéciaux pour les massacrer.
Quiconque se constitue ainsi en force sait qu’il devient un
parti dans le déroulement mondial des hostilités. La
question du recours ou du renoncement à « la violence »
n’est pas de celles qui se posent pour un tel parti. Et le
pacifisme lui-même nous apparaît plutôt comme une
arme supplémentaire au service de l’empire, à côté des
contingents de CRS et de journalistes. Les considérations
qui doivent nous occuper portent sur les conditions du
conflit asymétrique qui nous est imposé, sur les modes
d’apparition et d’effacement adéquats à chacune de nos
pratiques. La manifestation, l’action à visage découvert, la
protestation indignée sont des formes de lutte
inadéquates au régime de domination actuel, le renforcent
même, en nourrissant d’informations mises à jour ses
systèmes de contrôle. Il paraîtra judicieux, par ailleurs, au
vu de la friabilité des subjectivités contemporaines, même
de nos dirigeants, mais au vu aussi du pathos larmoyant
dont on a réussi à entourer la mort du moindre citoyen, de
s’attaquer plutôt aux dispositifs matériels qu’aux
55
hommes qui leur donnent un visage. Cela par souci
stratégique. Aussi bien, c’est vers les formes d’opération
propres à toutes les guérillas qu’il nous faut nous tourner:
sabotages anonymes, actions non revendiquées, recours à
des techniques aisément appropriables, contre-attaques
ciblées.
Il n’y a pas de question morale de la façon dont nous nous
procurons nos moyens de vivre et de lutter, mais une
question tactique des moyens que nous nous donnons et
de l’usage que nous en faisons.
« La manifestation du capitalisme dans nos vies, c’est la
tristesse », disait une amie.
Il s’agit d’établir les conditions matérielles d’une
disponibilité partagée à la joie.
56


Proposition VI
D’un côté, nous voulons vivre le communisme ;
de l’autre, nous voulons répandre l’anarchie.


Scolie
L’ÉPOQUE QUE NOUS TRAVERSONS est celle de
la plus extrême séparation. La normalité dépressive des
métropoles, leurs foules solitaires expriment l’impossible
utopie d’une société d’atomes.
La plus extrême séparation enseigne le sens du mot
« communisme ».
Le communisme n’est pas un système politique ou
économique. Le communisme se passe très bien de Marx.
Le communisme se fout de l’URSS. Et l’on ne pourrait
s’expliquer que l’ON fasse mine depuis cinquante ans,
chaque décennie, de découvrir les crimes de Staline pour
s’écrier « Voyez ce que c’est le communisme! », si l’ON ne
pressentait qu’en réalité tout nous y pousse.
Le seul argument qui ait jamais tenu contre le
communisme, c’était que l’on n’en n’avait pas besoin. Et
certes, pour bornés qu’il soient, il y avait bien encore,
jusqu’à une date récente, çà et là, des choses, des langages,
des pensées, des lieux, communs, qui subsistaient; assez
en tout cas pour ne pas dépérir. Il y avait des mondes, et
ceux-ci étaient peuplés. Le refus de penser, le refus de se
poser la question du communisme, avait ses arguments,
des arguments pratiques. Ils ont été balayés. Les années
80, les années 80 telles qu’elles perdurent, restent en
France comme le repère traumatique de cette ultime
purge. Depuis lors, tous les rap-
60
ports sociaux sont devenus souffrance. Jusqu’à rendre
toute anesthésie, tout isolement, préférables. En un sens,
c’est le libéralisme existentiel qui nous accule au
communisme, par l’excès même de son triomphe.
La question communiste porte sur l’élaboration de notre
rapport au monde, aux êtres, à nous-mêmes. Elle porte
sur l’élaboration du jeu entre les différents mondes, de la
communication entre eux. Non sur l’unification de
l’espace planétaire, mais sur l’instauration du sensible,
c’est-à-dire de la pluralité des mondes. En ce sens, le
communisme n’est pas l’extinction de toute conflictualité,
ne décrit pas un état final de la société après quoi tout est
dit. Car c’est par le conflit, aussi, que les mondes
communiquent. « Dans la société bourgeoise, où les
différences entre les hommes ne sont que des différences
qui ne tiennent pas à l’homme même, ce sont justement
les vraies différences, les différences de qualité qui ne sont
pas retenues. Le communiste ne veut pas construire une
âme collective. Il veut réaliser une société où les fausses
différences soient liquidées. Et ces fausses différences
liquidées, ouvrir toutes leurs possibilités aux différences
vraies. » Ainsi parlait un vieil ami.
Il est évident, par exemple, que l’ON a prétendu trancher
la question de ce qui m’est approprié, de ce dont j’ai
besoin, de ce qui fait partie de mon monde, par la
61
seule fiction policière de la propriété légale, de ce qui est à
moi. Une chose m’est propre dans la mesure où elle rentre
dans le domaine de mes usages, et non en vertu de
quelque titre juridique. La propriété légale n’a d’autre
réalité, en fin de compte, que les forces qui la protègent.
La question du communisme est donc d’un côté de
supprimer la police, et de l’autre d’élaborer entre ceux qui
vivent ensemble des modes de partage, des usages. C’est
cette question que l’ON élude chaque jour au fil des « ça
me soûle!", des « te prends pas la tête! ». Le
communisme, certes, n’est pas donné. Il est à penser, il est
à faire. Aussi bien, tout ce qui se prononce contre lui se
ramène-t-il le plus souvent à l’expression de la fatigue.
« Mais jamais vous n’y parviendrez... Ça ne peut pas
marcher... Les hommes sont ce qu’ils sont... Et puis, c’est
déjà suffisamment dur de vivre sa vie... L’énergie est finie,
on ne peut pas tout faire. » Mais la fatigue n’est pas un
argument. C’est un état.
Le communisme, donc, part de l’expérience du partage. Et
d’abord du partage de nos besoins. Le besoin n’est pas ce à
quoi les dispositifs capitalistes nous ont accoutumés. Le
besoin n’est jamais besoin de chose sans être dans le
même temps besoin de monde. Chacun de nos besoins
nous lie, par-delà toute honte, à tout ce qui l’éprouve. Le
besoin n’est que le nom de la relation par quoi un certain
être sensible fait exister tel ou tel élément de son monde.
C’est pourquoi ceux
62
qui n’ont pas de monde - les subjectivités métropolitaines,
par exemple - n’ont aussi que des caprices. Et c’est
pourquoi le capitalisme, là où il satisfait pourtant comme
aucun autre le besoin de choses, ne répand
universellement que l’insatisfaction: car pour ce faire, il
doit détruire les mondes.
Par communisme, nous entendons une certaine discipline
de l’attention.
La pratique du communisme, telle que nous la vivons,
nous l’appelons « Le Parti ». Lorsque nous parvenons à
dépasser ensemble un obstacle ou que nous atteignons un
niveau supérieur de partage, nous nous disons que nous
« construisons le Parti ». Certainement que d’autres, que
nous ne connaissons pas encore, construisent aussi le
Parti, ailleurs. Cet appel leur est adressé. Aucune
expérience du communisme, dans l’époque présente, ne
peut survivre sans s’organiser, se lier à d’autres, se mettre
en crise, livrer la guerre. « Parce que les oasis qui
dispensent la vie sont anéanties lorsque nous y cherchons
refuge. »
Tel que nous l’appréhendons, le processus d’instauration
du communisme ne peut prendre la forme que d’un
ensemble d’actes de communisation, de mise en commun
de tel ou tel espace, tel ou tel engin, tel ou tel savoir. C’està-
dire de l’élaboration du mode de partage qui leur est
attaché. L’insurrection elle-même n’est qu’un
63
accélérateur, un moment décisif dans ce processus. Tel
que nous l’entendons, le Parti n’est pas l’organisation - où
tout est inconsistant à force de transparence - et le Parti
n’est pas la famille - où tout fleure l’arnaque à force
d’opacité.
Le Parti est un ensemble de lieux, d’infrastructures, de
moyens communisés et les rêves, les corps, les murmures,
les pensées, les désirs qui circulent entre ces lieux, l’usage
de ces moyens, le partage de ces infrastructures.
La notion de Parti répond à la nécessité d’une
formalisation minimale, qui nous rende accessibles tout
en nous permettant de demeurer invisibles. Il appartient à
l’exigence communiste de nous expliquer à nous-mêmes,
de formuler les principes de notre partage. Afin que le
dernier arrivé soit, en cela au moins, l’égal du plus ancien.
A y regarder de près, le Parti pourrait n’être que cela: la
constitution en force d’une sensibilité. Le déploiement
d’un archipel de mondes. Que serait, sous l’empire, une
force politique qui n’aurait pas ses fermes, ses écoles, ses
armes, ses médecines, ses maisons collectives, ses tables
de montage, ses imprimeries, ses camions bâchés et ses
têtes de pont dans les métropoles? Il nous paraît de plus
en plus absurde que certains d’entre nous soient encore
contraints de travailler pour le Capital - hors de diverses
tâches d’infiltration, bien sûr.
64
De là vient la puissance offensive du Parti, de ce qu’il est
aussi une puissance de production mais qu’en son sein les
rapports ne sont des rapports de production que de
manière incidente. Le capitalisme aura consisté dans la
réduction de tous les rapports, en dernière instance, à des
rapports de production. De l’entreprise à la famille, la
consommation elle-même apparaît comme un épisode de
plus dans la production générale, dans la production de
société. Le renversement du capitalisme viendra de ceux
qui seront parvenus à créer les conditions d’autres types
de rapports.
En cela, le communisme dont nous parlons s’oppose terme
à terme à ce que l’ON a appelé « communisme », et qui ne
fut le plus souvent que socialisme, capitalisme
monopoliste d’Etat.
Le communisme ne consiste pas dans l’élaboration de
nouveaux rapports de production, mais bien dans
l’abolition de ceux-ci. Ne pas avoir avec notre milieu ou
entre nous des rapports de production signifie ne jamais
laisser la recherche du résultat prendre le pas sur
l’attention au processus, ruiner entre nous toute forme de
valorisation, veiller à ne pas disjoindre affection et
coopération. Être attentif aux mondes, à leur
configuration sensible, c’est très exactement rendre
impossible l’isolement de quelque chose comme des
« rapports de production ».
65
Dans les lieux que nous ouvrons, autour des moyens que
nous partageons, c’est cette grâce que nous recherchons,
que nous éprouvons.
Pour nommer cette expérience, on entend souvent
revenir, en France, le mot de « gratuité ». Plutôt que de
gratuité, nous préférons parler de communisme - car nous
ne parvenons pas à oublier ce que la pratique de la
gratuité implique d’organisation et, à brève échéance,
d’antagonisme politique.
Aussi bien, la construction du Parti, dans son aspect le
plus visible, consiste pour nous dans la mise en commun,
la communisation de ce dont nous disposons.
Communiser un lieu veut dire: en libérer l’usage et, sur la
base de cette libération, expérimenter des rapports
affinés, intensifiés, complexifiés. Si la propriété privée est
essentiellement le pouvoir discrétionnaire de priver qui
l’on veut de l’usage de la chose possédée, la
communisation c’est de n’en priver que les agents de
l’empire.
De toute part on nous oppose le chantage d’avoir à choisir
entre l’offensive et la construction, la négativité et la
positivité, la vie et la survie, la guerre et le quotidien. Nous
n’y répondrons pas. Nous voyons trop bien comment cette
alternative écartèle puis scissionne et rescissionne tous les
collectifs existants. Pour une force qui se déploie, il est
impossible de dire si l’anéantissement d’un dispositif qui
lui nuit
66
est affaire de construction ou d’offensive, si le fait de
parvenir à une relative autonomie alimentaire ou médicale
constitue un acte de guerre ou de soustraction. Il est des
circonstances, comme dans une émeute, où le fait de
pouvoir se soigner entre camarades augmente
considérablement notre capacité de ravage. Qui peut dire
que s’armer ne participe pas de la constitution matérielle
d’une collectivité? Là où l’on s’entend sur une stratégie
commune, il n’y a pas le choix entre l’offensive et la
construction, il y a, dans chaque situation, l’évidence de ce
qui accroît notre puissance et de ce qui l’entame, de ce qui
est opportun et de ce qui ne l’est pas. Et là où cette
évidence fait défaut, il y a la discussion et, dans le pire des
cas, le pari.
D’une manière générale, nous ne voyons pas comment
autre chose qu’une force, qu’une réalité apte à survivre à
la dislocation totale du capitalisme pourrait l’attaquer
véritablement, c’est-à-dire jusqu’à cette dislocation
justement.
Ce dont il s’agira, le moment venu, c’est bien de faire
tourner à notre avantage l’écroulement social généralisé,
de transformer un affaissement à la manière argentine, ou
soviétique, en situation révolutionnaire. Ceux qui
prétendent séparer autonomie matérielle et sabotage de la
machine impériale disent assez qu’ils ne veulent ni de
l’une ni de l’autre.
67
Ce n’est pas une objection contre le communisme que la
plus grande expérimentation du partage dans la période
récente ait été le fait du mouvement anarchiste espagnol
entre 1868 et 1939.
68


Proposition VII
Le communisme est à tout moment possible.
Ce que nous appelons « Histoire » n’est à ce jour que
l’ensemble des détours inventés par les humains pour le
conjurer. Que cette « Histoire » se ramène depuis un bon siècle
à une accumulation variée de désastres, et seulement à cela, dit
bien que la question communiste ne peut plus être suspendue.
C’est cette suspension qu’il nous faut, à son tour, suspendre.


Scolie
« MAIS QU’EST-CE QUE VOUS voulez au juste?
Qu’est-ce que VOUS proposez? »
Ce genre de question peut paraître innocent. Mais ce ne
sont pas des questions, malheureusement. Ce sont des
opérations.
Renvoyer tout NOUS qui s’exprime à un VOUS étranger,
c’est d’abord conjurer la menace que ce NOUS m’appelle
de quelque manière, que ce NOUS me traverse. Ensuite,
c’est constituer qui ne fait que porter un énoncé - en soi
inassignable - en propriétaire de celui-ci. Or, dans
l’organisation méthodique de la séparation qui domine
pour l’heure, les énoncés ne sont admis à circuler qu’à
condition de pouvoir justifier d’un propriétaire, d’un
auteur. Sans quoi ils menaceraient d’être un peu
communs, et seul ce qu’énonce le ON est autorisé à la
diffusion anonyme.
Et puis, il y a cette mystification: que, pris dans le cours
d’un monde qui nous déplaît, il y aurait des propositions à
faire, des alternatives à trouver. Que l’on pourrait, en
d’autres termes, s’extraire de la situation qui nous est
faite, pour en discuter de manière dépassionnée, entre
gens raisonnables.
Or non, il n’y a pas d’espace hors situation. Il n’y a pas de
dehors à la guerre civile mondiale. Nous sommes
irrémédiablement là.
Tout ce que nous pouvons faire, c’est y élaborer une
stratégie. Partager une analyse de la situation et y éla-
72
borer une stratégie. C’est le seul NOUS possiblement
révolutionnaire, le NOUS pratique, ouvert et diffus de qui
oeuvre dans le même sens.
A l’heure où nous écrivons, en août 2003, nous pouvons
dire que nous faisons face à la plus grande offensive du
Capital depuis une vingtaine d’années. L’anti-terrorisme
et la suppression des derniers aménagements conquis en
d’autres temps par le défunt mouvement ouvrier donnent
le ton d’une mise au pas générale de la population. Jamais
les gestionnaires de la société n’ont si bien su de quels
obstacles ils étaient affranchis et de quels moyens ils
étaient détenteurs. Ils savent, par exemple, que la petite
bourgeoisie planétaire qui peuple désormais les
métropoles est bien trop désarmée pour offrir la moindre
résistance à son anéantissement programmé. Comme ils
savent que se trouve désormais inscrite par millions de
tonnes de béton, à même l’architecture de tant de « villes
nouvelles », la contre-révolution qu’ils dirigent. A plus
long terme, il semble que le plan du Capital soit bien de
détacher à l’échelle du globe un ensemble de zones
sécurisées, incessamment reliées entre elles, et où le
processus de valorisation capitaliste embrasserait d’un
mouvement à la fois perpétuel et inentravé toutes les
manifestations de la vie. Cette zone de confort impériale,
citoyenne et déterritorialisée formerait une espè-
73
ce de continuum policier où régnerait un niveau de
contrôle à peu près constant, tant politiquement que
biométriquement. Le « reste du monde » pourrait alors
être brandi, au fur et à mesure de son incomplète
pacification, comme repoussoir et, dans le même temps,
comme gigantesque dehors à civiliser. L’expérimentation
sauvage de cohabitation zone à zone entre enclaves
hostiles telle qu’elle se déroule depuis des décennies en
Israël offrirait le modèle de la gestion du social à venir.
Nous ne doutons pas que l’enjeu réel de tout cela soit,
pour le Capital, de se reconstituer depuis la base sa société
à lui. Quelle qu’en soit la forme, et à quelque prix que ce
soit. On a vu avec l’Argentine que l’effondrement
économique d’un pays entier n’était pas, de son point de
vue, trop cher payer.
Dans ce contexte, nous sommes ceux, tous ceux qui
éprouvent la nécessité tactique de ces trois opérations :
1. Empêcher par tous les moyens la recomposition de la
gauche.
2. Faire progresser, de « catastrophe naturelle » en
« mouvement social », le processus de communisation, la
construction du Parti.
3. Porter la sécession jusque dans les secteurs vitaux de la
machine impériale.
74
1. Périodiquement, la gauche est en déroute. Cela nous
amuse mais ne nous suffit pas. Sa déroute, nous la
voulons définitive. Sans remède. Que plus jamais le
spectre d’une opposition conciliable ne vienne planer dans
l’esprit de ceux qui se savent inadéquats au
fonctionnement capitaliste. La gauche - cela tout le monde
l’admet aujourd’hui, mais nous en souviendrons-nous
encore après-demain ? - fait partie intégrante des
dispositifs de neutralisation propres à la société libérale.
Plus s’avère l’implosion du social, plus la gauche invoque
« la société civile. » Plus la police exerce impunément son
arbitraire, plus elle se déclare pacifiste. Plus l’Etat
s’affranchit des dernières formalités juridiques, plus elle
devient citoyenne. Plus l’urgence s’accroît de s’approprier
les moyens de notre existence, plus la gauche nous
exhorte à attendre, à réclamer la médiation, sinon la
protection de nos maîtres. C’est elle qui nous enjoint
aujourd’hui, face à des gouvernements qui se placent
ouvertement sur le terrain de la guerre sociale, à nous
faire entendre d’eux, à rédiger nos doléances, à former des
revendications, à étudier l’économie politique. De Léon
Blum à Lula, la gauche n’a jamais été que cela: le parti de
l’homme, du citoyen et de la civilisation. Aujourd’hui, ce
programme coïncide avec le programme contrerévolutionnaire
intégral. Celui de maintenir en
75
place l’ensemble des illusions qui nous paralysent. La
vocation de la gauche est donc d’exposer le rêve de ce dont
l’empire seul a les moyens. Elle forme le versant idéaliste
de la modernisation impériale, la soupape nécessaire à
l’insupportable train du capitalisme. ON ne répugne plus à
l’écrire dans les publications mêmes du ministère de la
Jeunesse, de l’Education et de la Recherche : « Désormais
chacun sait que sans l’aide concrète des citoyens, l’Etat
n’aura ni les moyens ni le temps de réussir les chantiers
qui peuvent éviter à notre société d’exploser. » (Envie
d’agir - Le Guide de l’engagement)
Défaire la gauche, c’est-à-dire maintenir constamment
ouvert le canal de la désaffection sociale, n’est pas
seulement nécessaire mais aujourd’hui possible. Nous
sommes témoins, alors même que se renforcent à un
rythme accéléré les structures impériales, du passage de la
vieille gauche travailliste, fossoyeuse du mouvement
ouvrier et issue de lui, à une nouvelle gauche, mondiale,
culturelle, dont on peut dire que le négrisme forme la
pointe la plus avancée. Cette nouvelle gauche est encore
mal assise sur la récente neutralisation du « mouvement
anti-mondialisation ». Les leurres qu’elle avance passent
encore pour tels, tandis que les anciens n’agissent plus.
76
Notre tâche est de ruiner la gauche mondiale partout où
elle se manifeste, de saboter méthodiquement, c’est-à-dire
tant dans la théorie que dans la pratique, chacun de ses
possibles moments de constitution. Ainsi, notre succès, à
Gênes, n’aura pas tant résidé dans les spectaculaires
affrontements avec la police ou dans les dommages
infligés aux organes de l’Etat et du Capital que dans le fait
que la diffusion des pratiques de confrontation propres au
« Black Bloc » dans tous les cortèges de la manifestation
ait sabordé l’apothéose annoncée des Tute Bianche. Aussi
bien, notre échec depuis lors est de n’avoir pas su élaborer
notre position de telle manière que cette victoire dans la
rue devienne autre chose que le simple épouvantail agité
désormais systématiquement par tous les mouvements
dits « pacifistes ».
C’est maintenant le repli de cette gauche mondiale sur les
forums sociaux - repli dû au fait qu’elle a été vaincue dans
la rue - qu’il nous faut attaquer.
77
2. D’année en année s’accroît la pression pour que tout
fonctionne. A mesure que progresse la cybernétisation du
social, la situation normale se fait plus impérieuse. Et c’est
tout à fait logiquement que se multiplient, dès lors, les
situations de crise, les dysfonctionnements. Une panne
d’électricité, une canicule ou un mouvement social ne
diffèrent pas, du point de vue de l’empire. Ce sont des
perturbations. Il faut les gérer. Pour l’instant, c’est-à-dire
du fait de notre faiblesse, ces situations d’interruption se
présentent comme autant de moments où l’empire
survient, s’inscrit dans la matérialité des mondes,
expérimente de nouvelles procédures. C’est là, surtout,
qu’il s’attache plus fermement les populations qu’il
prétend secourir. L’empire se donne partout pour l’agent
du retour à la situation normale. Notre tâche, à l’inverse,
est de rendre habitable la situation d’exception. Nous ne
parviendrons à véritablement « bloquer la sociétéentreprise
» qu’à condition de peupler ce blocage d’autres
désirs que celui du retour à la normale.
Ce qui se produit dans une grève ou dans une
« catastrophe naturelle », en un sens, est bien semblable.
Une suspension intervient dans la régularité organisée de
nos dépendances. Vient à nu, alors, en chacun, l’être de
besoin, l’être communiste, ce qui essentiellement nous lie
et ce qui
78
essentiellement nous sépare. Le voile de honte dont tout
cela se couvrait d’habitude se déchire. La disponibilité à la
rencontre, à l’expérimentation d’autres rapports au
monde, aux autres, à soi, telle qu’elle se manifeste là, suffit
à balayer tout doute quant à la possibilité du
communisme. Quant au besoin de communisme, aussi. Ce
qui est alors requis, c’est notre capacité d’autoorganisation,
notre capacité, en nous organisant d’emblée
sur la base de nos besoins, de faire durer, de propager, de
rendre effective la situation d’exception, sur la terreur de
quoi repose le pouvoir impérial. Cela est particulièrement
frappant dans les « mouvements sociaux ». L’expression
même « mouvement social » semble être là pour suggérer
que ce qui importe vraiment, alors, c’est ce vers quoi l’on
va, et non ce qui se passe là. Il y a dans tous les
mouvements sociaux, à ce jour, un parti pris de ne pas se
saisir de ce qui est là, par quoi s’explique le fait qu’ils se
succèdent sans jamais s’agréger, semblant plutôt se
chasser l’un l’autre. De là la texture particulière, si
volatile, de la socialité de mouvement, où tout
engagement paraît si révocable. De là, aussi, leur
invariable dramaturgie: un rapide essor dû à la résonance
médiatique puis, partant de cette agrégation hâtive, la
lente mais fatale usure; enfin, le mouvement tari, le
dernier carré d’irréductibles qui s’encarte à tel ou tel
79
syndicat, fonde telle ou telle association, espérant par là
trouver une continuité organisationnelle à son
engagement. Mais ce n’est pas une telle continuité que
nous recherchons: le fait de disposer de locaux où
éventuellement se réunir et d’une photocopieuse pour
tirer des tracts. La continuité que nous recherchons est
celle qui nous permet, après avoir lutté pendant des mois,
de ne pas retourner travailler, de ne pas reprendre le
travail comme avant, de continuer à nuire. Et celle-là,
nous ne pouvons la bâtir que durant les mouvements. Elle
est affaire de mise en commun immédiate, matérielle, de
construction d’une véritable machine de guerre
révolutionnaire, de construction du Parti.
Il s’agit, comme nous le disions, de s’organiser sur la base
de nos besoins - de parvenir à répondre progressivement à
la question collective de manger, de dormir, de penser, de
s’aimer, de créer des formes, de coordonner nos forces - et
de concevoir cela comme un moment de la guerre contre
l’empire.
C’est seulement de la sorte, en habitant les perturbations
mêmes du programme, que nous pourrons contrer ce
« libéralisme économique » qui n’est que la stricte
conséquence, la mise en oeuvre logique du libéralisme
existentiel qui est partout accepté, pratiqué, auquel
chacun est atta-
80
ché comme à son droit le plus élémentaire, y compris ceux
qui voudraient défier le « néo-libéralisme ». C’est ainsi
que le Parti se construira, comme une traînée de lieux
habitables laissés derrière elle par chacune des situations
d’exception que rencontre l’empire. On ne manquera pas,
alors, de constater comme les subjectivités et les collectifs
révolutionnaires deviennent moins friables, à mesure
qu’ils se donnent un monde.
81
3. L’empire est manifestement contemporain de la
constitution de deux monopoles : d’un côté, le monopole
scientifique des descriptions « objectives » du monde et
des techniques d’expérimentation sur celui-ci, de l’autre le
monopole religieux des techniques de soi, des méthodes
par quoi s’élaborent des subjectivités - monopole à quoi se
rattache directement la pratique psychanalytique. D’un
côté un rapport au monde pur de tout rapport à soi - à soi
comme fragment du monde -, de l’autre un rapport à soi
pur de tout rapport au monde - au monde en tant qu’il me
traverse. Tout se passe dès lors comme si les sciences et
les religions, dans leur écartèlement même, configuraient
l’espace où l’empire est idéalement libre de se mouvoir.
Certes, ces monopoles sont diversement distribués suivant
les zones de l’empire. Dans les contrées dites développées,
les sciences constituent un discours de vérité auquel est
reconnu le pouvoir de mettre en forme l’existence même
de la collectivité, là où le discours religieux a perdu cette
capacité. C’est donc là qu’il nous faut, pour commencer,
porter la sécession.
Porter la sécession dans les sciences ne signifie pas se jeter
sur elles comme sur une forteresse à conquérir ou à raser,
mais rendre saillantes les lignes de fracture qui les
parcourent, prendre le
82
parti de ceux qui accentuent ces lignes, et qui pour cela,
commencent par ne pas les masquer. Car de la même
façon que des fêlures travaillent en permanence la fausse
compacité du social, de la même façon chaque branche
des sciences forme un champ de bataille saturé de
stratégies. Longtemps, la communauté scientifique est
parvenue à donner d’elle-même l’image d’une grande
famille unie, consensuelle pour l’essentiel, et si
respectueuse des règles de courtoisie. Ce fut même là
l’opération politique majeure attachée à l’existence des
sciences: voiler les déchirements internes, et exercer,
depuis cette image lissée, des effets de terreur inégalés.
Terreur vers le dehors, comme privation, pour tout ce qui
n’est pas reconnu comme scientifique, du statut de
discours de vérité. Terreur vers le dedans, comme
disqualification polie, féroce, des hérésies potentielles.
« Cher collègue ... »
Chaque science met en oeuvre un ensemble d’hypothèses;
ces hypothèses sont autant de décisions quant à la
construction du réel. Cela est aujourd’hui largement
admis. Ce qui est dénié, c’est la signification éthique de
chacune de ces décisions, ce en quoi elles engagent une
certaine forme de vie, une certaine façon de percevoir le
monde (par exemple, éprouver le temps de
83
l’existence comme déroulement d’un « programme
génétique », ou la joie comme une affaire de sérotonine).
Ainsi, les jeux de langage scientifiques semblent moins
faits pour établir une communication entre ceux qui en
usent que pour exclure ceux qui les ignorent. Les
agencements matériels, étanches, dans lesquels s’insère
l’activité scientifique - laboratoires, colloques, etc. -
portent en eux le divorce entre les expérimentations et les
mondes qu’elles pourraient configurer. Il ne suffit pas de
décrire la manière dont les recherches dites
« fondamentales » sont toujours connectées par quelque
biais aux flux militaro-marchands, et dont
réciproquement, ceux-ci contribuent à définir les
contenus, les orientations mêmes de la recherche. La
façon qu’ont les sciences de participer à la pacification
impériale, c’est d’abord de mener les seules
expérimentations, de tester les seules hypothèses qui sont
compatibles avec le maintien de l’ordre dominant. Notre
façon de ruiner l’ordre impérial ne peut que passer par
l’ouverture d’espaces disponibles aux expérimentations
antagonistes. Il dépend de l’existence de tels lieux de
dégagement que des expérimentations accouchent de
leurs mondes connexes comme il dépend de la pluralité de
ces mondes que s’ex-
84
prime la conflictualité étouffée des pratiques scientifiques.
Il s’agit que les praticiens de la vieille médecine mécaniste
et pasteurienne rejoignent ceux qui pratiquent les
médecines « traditionnelles », tout égarement new age
mis à part. Que l’on cesse de confondre l’attachement à la
recherche avec la défense judiciaire de l’intégrité des
laboratoires. Que les pratiques agricoles non
productivistes se développent hors du pré carré des labels
bio. Que soient toujours plus nombreux ceux qui
éprouvent le caractère irrespirable des contradictions de
« l’éducation nationale », entre défense de la République
et atelier de l’auto-entrepreneuriat diffus. Que la
« culture » ne puisse plus s’enorgueillir de la collaboration
d’un seul inventeur de formes.
Partout des alliances sont possibles.
La perspective de briser les circuits capitalistes exige, pour
devenir effective, que les sécessions se multiplient, et
qu’elles s’agrègent.
ON nous dira : vous êtes pris dans une alternative qui,
d’une manière ou d’une autre, vous condamne: soit vous
parvenez à constituer une menace pour l’empire, et dans
ce cas, vous serez rapidement éliminés; soit vous ne
parviendrez pas à constituer une telle menace, vous vous
serez vous-mêmes détruits, une fois de plus.
85
Reste à faire le pari qu’il existe un autre terme, une mince
ligne de crête suffisante pour que nous puissions y
marcher, suffisante pour que tous ceux qui entendent
puissent y marcher et y vivre.
86


« Chaque jour, la jeunesse attend, attend sa chance
comme l’attendent les ouvriers, même les vieux. Ils
attendent tous, ceux qui sont mécontents et qui
réfléchissent. Ils attendent que se lève une force, quelque
chose dont ils feront partie, une sorte d’internationale
nouvelle, qui ne fera plus les erreurs des anciennes – une
possibilité d’en finir une fois pour toutes avec le passé.
Et que commence quelque chose de nouveau.
NOUS AVONS COMMENCÉ »